Interview de Bruce Shelley, Lead Designer d'Ensemble Studios
[Age of Empires III]
SOMMAIRE
A l'occasion de la présentation à la presse d'Age of Empires III, nous avons eu le plaisir d'interviewer Bruce Shelley, vieux de la vielle chez Ensemble Studios, le célèbre studio à l'origine de Age of Empires, The Age of Kings et Age of Mythology.
Bruce Shelley est dans le métier depuis 1987. Il a notamment travaillé avec Sid Meier, créant certains des jeux les plus connus de la fin des années 80 et du début des années 90, comme Railroad Tycoon ou Civilization.
En 1995, il a rejoint Ensemble Studios, où il a mené le développement d'Age of Empires. Suivront Age of Kings, Age of Mythology, et bien sûr Age of Empires III, attendu pour novembre. |
Bonjour Bruce. Pouvez-vous tout d’abord vous présenter brièvement ?Retour au sommaire
Bonjour. Mon nom est Bruce Shelley. Je travaille au sein d’Ensemble Studios, à Dallas (Texas). Nous sommes le studio qui réalise Age of Empires III, et sommes donc un studio de jeux de Microsoft. J’y exerce le rôle de senior designer, et suis d’ailleurs le designer le plus âgé au sein du studio.Nous avons été plus de 60 personnes à travailler sur ce jeu, et ce pendant plus de 3 ans. Et à présent nous en sommes pratiquement venus à bout ;-)
Quand avez-vous donc précisément commencé à travailler sur Age of Empires III ?Retour au sommaire
A l’automne 2002, quelques personnes ont commencé à se pencher sur le design, et c’est à ce moment là que nous avons déterminé quel serait l’objet de notre prochain titre.Si mes souvenirs sont bons, la décision a été prise au cours de l’été ou de l’automne 2002, alors que nous étions encore en train de travailler sur Age of Mythology (NDLR : sorti en novembre 2002). On a discuté entre nous, au sein de l’entreprise, pour savoir ce que nous aspirions à faire par la suite, quel genre de jeu on voulait développer.
Après de nombreuses discussions, nous nous décidâmes à nous lancer dans l’exploration du Nouveau Monde.
C’est ainsi qu’en novembre-décembre a commencé le développement du jeu.
Mais, en même temps, après avoir lancé Age of Mythology, une équipe d’une vingtaine de personnes s’est attelée à la réalisation d’un add-on officiel (NDLR : The Titans, sorti en Octobre 2003). Ce qui fait que pendant un peu plus de 6 mois nous n’étions pas plus de 6-10 personnes à travailler sur Age of Empires III. Une fois l’extension achevée, ces 20 personnes nous ont rejoint.
Depuis cette date et jusqu’en 2003, notre équipe a donc compté entre 30 et 40 personnes, avant de s'agrandir encore par la suite.
Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous avez été confrontés au cours du développement ?Retour au sommaire
Le plus gros défi, c’était de réussir à innover, à créer un nouveau gameplay, tout en faisant un jeu qui reste un Age of Empires. Les apports les plus importants se situent au niveau des combats, de l’économie, des grandes batailles (NDLR : le jeu vous permettra notamment d’entrer de plein pied dans les grands évènements de l’histoires des Etats-Unis, puisque vous aurez l’occasion de prendre part à la Guerre de 7 Ans, de rencontrer George Weshington…).
Nous avons vraiment cherché à faire un jeu qui soit reconnu comme étant un Age of Empires, s’inscrivant pleinement dans la lignée de ces prédecesseurs.
Pour autant, il ne s’agissait pas de reprendre Age of Kings et de le peaufiner un peu, sans ajouter de réelle nouveauté. Nous avons donc réfléchi ensemble à ce que nous pouvions apporter de nouveau dans ce 3ème opus, et avons remis en avant la dimension économique. Nous avons vraiment cherché à nous concentrer sur un nombre restreint de grandes nouveautés, afin de mieux les traiter. Parmi ces dernières, on trouve le système de métropoles.
Mais effectivement, dans l’ensemble, le challenge consistait à faire un jeu qui reste un Age of Empires, tout en ayant un jeu à la fois plus au goût du jour et, dans une certaine mesure, innovateur.
Le monde des RTS est extrêmement compétitif : en dehors de la licence, quels sont les atouts de Age of Empires III ?Retour au sommaire
J’espère d’abord qu’ils regardent et se disent : « Voilà un jeu qui l’air sacrément beau, je vais certainement l’apprécier ».Il y a clairement tout un tas de gens qui sont curieux de voir à quoi ressembleront les effets graphiques et animations. Je pense également que nous pourrons compter sur les personnes attachées au gameplay des deux précédents opus, qui avaient rencontré un succès certain puisque ce sont plus de 16 millions de copies de Age of Empires I et II qui ont été écoulées dans le Monde.
Et j’espère donc que les gens qui ont joué aux précédentes versions auront spontanément envie de voir ce qu’il en est concernant cette suite, et de l’essayer. Ce sont des jeux qui ont eu une grande audience et qui ont été beaucoup joués, et je vois encore régulièrement des gens qui continuent d’ailleurs à y passer pas mal de temps. Cela fait six ans qu’est sorti le dernier opus, et j’espère que les gens auront envie de voir et d’essayer ce que nous avons fait cette fois. Et si nous avons fait du bon boulot, il n’y a pas de raison que ça ne leur plaise pas.
En plus, nous avons ajouté de nouvelles fonctionnalités, la plus importante étant l’apparition des métropoles : quelqu’un qui aime les jeux de stratégie et aura entendu parler de cette nouvelle caractéristique se posera forcément la question de savoir ce que cela apportera en terme de jeu et de stratégie, et voudra tout naturellement essayer. Et une fois de plus, si nous avons bien travaillé et que le jeu est fun, les joueurs se passeront le mot, et au final le succès sera au rendez-vous.
Justement, pourquoi une telle attente ?Retour au sommaire
Parce que nous avons passé 3 ans à travailler sur Age of Mythology. A l’époque, presque tout le monde voulait faire quelque chose de différent. Il y a en outre des raisons stratégiques qui ont poussé le studio à agir de la sorte. Nous étions un studio indépendant, et Microsoft ne voulait pas d’un nouveau Age of Empires. En revanche, ils étaient partants pour Age of Mythology. Si nous n’avions pas fait cela, nous aurions eu à négocier avec quelqu’un d’autre.C’était d’autant plus stratégique que nous pensions qu’Age of Mythology serait en mesure de profiter à fond de la 3D (NDLR : sous-entendu, plus que ça n’aurait été le cas d’un nouvel Age of Empires) , avec les monstres, les pouvoirs magiques et autres, que ce serait vraiment un jeu où la technologie 3D pourrait être du plus grand intérêt.
Et puis, nous avions fait du Age of Empires pendant 5-6 ans, et avions donc bien envie de nous lancer dans quelque chose de différent.
Si c’était à refaire, je ne sais pas si nous referions ainsi, mais il est toujours difficile de se reporter en arrière...
Les RTS c’est un peu toujours la même sauce : construction, développement, batailles…Est-ce un choix volontaire ou le résultat d’une simple constatationRetour au sommaire
C'est sur que les productions se ressemblent en grande partie, tout simplement parce que c’est ça que les gens aiment ! Notre audience apprécie cette dimension du jeu.D’ailleurs, on peut passer assez vite sur la phase de construction, pour peu qu’on en ait l’envie. Par exemple, nous avons remarqué qu’en Asie, les gens attendent avant tout des combats, et passent donc assez vite sur les aspects économiques. Au contraire, en Allemagne, les joueurs sont nettement plus intéressés par la gestion au niveau macro-économique, c’est pratiquement ce qu’ils préfèrent. C’est tout le contraire quand vous allez à l’est : plus on va vers l’est, moins les joueurs sont demandeurs de l’aspect Gestion.
Il est clair que nous ne donnons pas aux joueurs asiatiques exactement ce qu’ils attendent, mais ils ont toujours à leur disposition le mode Deathmatch, où l’aspect Construction est relativement restreint.
Nous cherchons en quelque sorte à proposer des expériences de jeu différentes au sein d’une même boîte. Les Allemands joueront au jeu de telle façon, les Américains de telle sorte, les Asiatiques de telle autre manière, etc.
Comment s’est déroulé le développement du jeu ?Retour au sommaire
Nous disposons en permanence d’une liste d’idées d’améliorations, de changements, d’ajouts, grâce au feedback que nous recueillons auprès des joueurs, ou en étudiant les autres jeux.Créer un nouveau jeu, c’est d’une part s’appuyer sur ce que vous avez déjà fait auparavant, d’autre part sur ce qui se fait autour de vous, et enfin sur les idées en provenance des fans. C’est donc faire un mix entre de l’ancien, du neuf et de l’emprunté.
Ce mix vous donne donc un plan directeur, qui sert de point de départ à l’équipe de design pour réaliser des documents de référence qui vous permettront de réaliser le jeu de votre vie.
Puis on commence à créer le jeu proprement dit, dès que cela est possible. C’est ainsi que, dès 2003, nous étions en mesure de « jouer » à Age of Empires III, du moins en Multijoueurs. C’est à ce moment là qu’on commence à créer des documents, puis le jeu lui-même devient le document. On joue chaque jour, et on recommence le lendemain. Et on se réunit régulièrement pour faire le point, voir ce qui ne va pas, décider d’essayer une nouvelle idée. On ajoute ainsi constamment de nouvelles choses. Ce processus a ainsi conduit à la réalisation de centaines de versions successives du jeu. On appelle cela le « designing by playing » : vous développez, vous jouez, vous apportez des modifications, et ainsi de suite.
Nous exigeons ainsi de chaque personne du studio de jouer au jeu au moins une fois par semaine et nous dire ce qu’ils aiment et n’aiment pas. C’est un aspect essentiel de notre façon de travailler que de recueillir du feedback, à la fois auprès des joueurs les plus aguerris et des joueurs occasionnels.
A quoi ressemblera le prochain projet d'Ensemble Studios ?Retour au sommaire
Nous n’avons pas d’idée fixe sur la question. Ca sera peut-être un MMORPG, un FPS, un jeu de stratégie sur consoles ou une adaptation sur consoles, ou encore une simulation automobile ou un jeu de sport.Ce qui compte pour notre boss, Tony Goodman, c’est qu’on travaille sur quelque chose qui excite vraiment l’équipe. Nous proposons donc aux meilleurs éléments de l'entreprise de prendre la tête d’une petite équipe et d’un petit budget, et de travailler pendant 6 mois sur quelque chose qu’ils pensent intéressant. Et on leur dit : « si ce sur quoi vous avez ainsi travaillé vous plaît, que ça plaît aux autres, au management ainsi qu’à Microsoft, c’est votre projet qui sera le prochain jeu que nous développerons ».
Impossible donc de dire aujourd’hui s’il s’agira d’un jeu X-Box ou PC.
Ce qu’il faut d’abord, c’est que ça soit un jeu pour lequel les gens de l’équipe se passionnent, que ça soit le jeu de leurs rêves.
Ce qu’il faut ensuite, c’est qu’on dispose des moyens techniques et de la technologie pour le faire.
Ce qu’il faut en dernier lieu, c’est qu’il s’agisse d’un projet viable, susceptible de rapporter de l’argent.
Tels sont les 3 critères.
Ce qui implique qu’Ensemble Studios ne s’est pas fixé pour vocation d’être le leader mondial du STR, et l’acteur le plus reconnu en la matière ?Retour au sommaire
C’est ce que nous avons fait ces 10 dernières années…Prenez Blizzard, par exemple. Ils ont créé des jeux de stratégie fantastiques. Et aujourd’hui, ils sont à l’origine de ce qui est peut-être le meilleur MMORPG du monde. Ils ont d’excellents développeurs, et ce fut vraiment une bonne chose que de les laisser s’exprimer, créer quelque chose de nouveau.
Et je pense que Microsoft est dans le même état d’esprit, celui de laisser Ensemble Studios se lancer dans quelque chose de novateur.
Qu’apporte vraiment l’apparition de la métropole dans Age of Empires III ?Retour au sommaire
Je pense simplement que ça rend le jeu plus intéressant pour le joueur. Pas seulement pendant la partie, mais également en dehors, puisqu’il a la possibilité, entre chaque mission, de se pencher sur la métropole et d’améliorer ses infrastructures portuaires en créant de nouveaux docks, faisant ainsi progresser la ville en lui offrant de nouvelles possibilités.D’ailleurs, nous avons reçu il y a quelques mois des fans dans nos studios pour leur faire essayer le jeu, et ils avaient bien du mal à attendre la fin de la mission pour aller construire des docks et avoir ainsi la possibilité de récupérer de la métropole de nouvelles ressources humaines ou matérielles. C’était vraiment quelque chose qui les poussait à jouer et rejouer encore, puisqu’ils se disaient : « à la fin de la prochaine mission, je pourrais construire tel dock et avoir ainsi accès à tel ou tel truc ». Et c'est ça que nous attendons des joueurs : qu'ils aient envie de jouer, rejouer, et rejouer encore.
Cette nouveauté donne au jeu de stratégie une dimension persistante qu’il n’avait jamais eu auparavant, et que l’on retrouve plutôt habituellement dans des MMORPG comme World of Warcraft.
Selon vous, quels ont été les changements les plus importants en matière de jeux de stratégie depuis la sortie de Age of Empires II en 1999 ?Retour au sommaire
D'abord, les campagnes solo reposant sur de véritables histoires / scénarios, le fait d’avoir des personnages qui s’inscrivent dans l’ensemble de l’histoire.Rise of Nations apportait aussi pas mal de choses intéressantes, notamment en ce qui concerne les frontières.
Je crois aussi que la notion de métropole est susceptible de faire partie des grands changements.
World of Warcraft, lui, a apporté pas mal en terme de personnages et de héros.
Quant au passage à la 3D, c'est aussi une évolution importante pour les RTS, mais on ne peut pas dire que ça ait changé le gameplay en profondeur.
Et, à votre avis, de quoi sera fait l’avenir des jeux de stratégie ? Qu’attendez-vous d’un jeu de stratégie dans 5/10 ans ?Retour au sommaire
Je ne peux pas me projeter dans un horizon aussi long. Car si on peut savoir ce qui se prépare à horizon 2-3 ans, du fait que les jeux concernés commencent aujourd’hui à être développés, il est impossible en revanche de savoir ce qui sortira dans 5 ans.Au cours de la phase de développement du jeu, aviez-vous des testeurs en interne ?Retour au sommaire
Oui, nous avions une véritable équipe de 4 testeurs professionnels, puisque nous avons recruté des joueurs d’Age of Empires parmi les meilleurs mondiaux pour qu’ils viennent travailler sur le jeu avec nous. Ils ont même recruté deux amis à eux, ce qui fait que rapidement ils se mirent à constituer une équipe de 6 personnes. Cette petite bande jouait donc tous les jours au jeu, leur boulot étant de trouver tout ce qui n’allait pas.C’est quelque chose que nous n’avions pas sur Age of Empires II, et je peux vous dire que ça fait une différence. Une sacrée différence, même. Surtout que ce jeu est plus complexe que tout ce que nous avons fait jusqu’à présent. C’était donc un sacré défi que de trouver les bons équilibres (NDLR : en terme de difficulté, de portée et puissance des armes et unités, de forces et faiblesses des différentes civilisations, etc).
C’était vraiment un bon choix que d’avoir des testeurs professionnels, en interne, entièrement dédiés à Age of Empires III.
JeuxVideoPC.Com : Bruce, merci beaucoup pour cette interview et bon courage pour ces dernières semaines de peaufinage du jeu !